mes mentors: Philibert l'homme qui regardait pousser les salades et parlait aux chevaux

Quand j'ai connu Philibert, il marchait péniblement avec une canne, était totalement édenté et ses cordes vocales ne fonctionnaient plus. Il parlait dans un souffle; il ne fallait aucun bruit pour l'entendre. Alors Philibert avait fait du silence la marque de sa présence, un porte parole zéro décibel. Et qui prêtait attention à ce silence, partageait alors avec lui une contemplation profonde et intime du monde, de la nature surtout. Je l'ai connu trop tard pour que son état physique soit compatible à mon apprentissage du jardinage. C'est son fils, mon beau père qui le fera. Philibert n'avait déjà plus de force, mais il avait gardé en lui un trésor unique de souvenirs les plus purs.

A vous lectrice et lecteur, pour que vous compreniez bien le sens de sa vie, je vous propose de vous prêter en amont à l'exercice suivant.
Lisez à voix haute
"Tic"
puis
"Tac"
Reprenez en faisant "Tic" puis une seconde plus tard "Tac". Laissez bien trainer les sons. Répétez l'exercice autant fois qu'il vous serez nécessaire pour vous imprégner d'un rythme lent. Celui que vous invite à adopter pour être en symbiose avec ce que Philibert a été. L'explication vous sera livrée dans quelques lignes.

Philibert avait été toute sa vie coquetier. Son travail commençait très tôt le matin. Il harnachait ses chevaux, les attelait à une 4 roues. Cet équipage partait dans la nuit faire la tournée des fermes pour ramasser les oeufs et le lait. Il habitait depuis des générations dans le même village, à quelques km de celui où toute ma famille siégeait, quelque part entre les monts du Lyonnais et les montagnes du matin. Sa maison avait été construite en rapport avec son activité déjà hérité de son grand père. Une grosse bâtisse carrée avec un large porche pour laisser passer les charrettes, une immense écurie pour les 6 chevaux qui se relayaient. Face à la rue, une épicerie qui était l'interface entre fournisseurs et particuliers. Dans le sous sol, les oeufs de l'été étaient stockés dans d'immenses bacs maçonnés et étanches. Une solution à base de chaux très concentrée diluée dans un minimum d'eau recouvrait les précieux oeufs durant des mois pour être livrés l'hiver. Car à cette époque, la production hivernale avicoles des fermes, ne suffisait pas à satisfaire une demande importante en quantité et en qualité. La destination de ces oeufs était les pâtissiers et les restaurants les plus réputés de LYON. Alors une fois par semaine à minuit sonnant, Philibert prenait la route en direction de la capitale des Gaules. Il partait livrer ce que tout le Gotha des métiers de bouche lui réclamait. Tout était déposé avant midi. Quelques courses plus tard, il reprenait la direction des montagnes pour arriver chez lui dans la soirée... Tout cela était fait au rythme des chevaux. A l'aller parce que la cargaison était très fragile; au retour parce que la pente était raide et tout l'équipage fatigué. Fermez les yeux et écoutez le son des sabots ferrés qui battent les chemins entre cailloux et touffes d'herbes. Philibert avait toujours gardé ce rythme, ses journées à rallonge où rien n'est fait dans la précipitation.  Un air du temps fait depuis longtemps de silence, de cris d'oiseaux, du pas lent des chevaux qui tirent sur de longues distances hommes et biens. Il avait gardé une relation fusionnelle avec les équidés.
Bien des années après, malgré ses 80 années bien tassés, Philibert conduisait encore sa super cinq rouge pompier. Il n'était pas rare de trouver sa voiture à peine garée sur le bas coté, parce que Monsieur Philibert avait trouvé un cheval à qui parler... N'étant plus en capacité de descendre de son véhicule, il avait insisté lors de l'achat d'avoir l'option des vitres électriques. Et pour cause, c'était le seul moyen pour lui d'effacer tout élément physique entre lui et le cheval. Comme précisé en amont Philibert ne parlait plus, il soufflait seulement des mots. Et c'était incroyable. Je l'ai vu comme tant d'autres personnes: ces chevaux traverser au galot des prés tout entier, passer l'encolure au dessus des barbelés pour essayer de rentrer la tête par la fenêtre de la voiture; écouter ce que ce grand monsieur avait à leur dire. Cela pouvait durer une heure. Qu'importe l'un et l'autre n'avait que faire du temps. Il avait demandé au garagiste de lui débrancher l'horloge de sa voiture. Gladys son épouse savait quand il partait, jamais quand il rentrait. La devise de la famille était "si nous sommes à l'heure, nous sommes en avance", et Philibert en bon patriarche, portaient ses armoiries avec fierté et fidélité.
Jamais il ne se plaignait, toujours un sourire sur le visage. Il était d'une émotivité rare, pleurait de joie sans cesse. Il avait des yeux d'un bleu cristallin, le reflet de son âme. Il était pur, sans fioritures, en lien permanent avec le rythme de la nature. La vie était merveilleuse qu'importe les problèmes. C'était une question de posture, sa posture ce petit homme que le temps avait courbé en deux. C'était un philosophe du temps. Il n'était que douceur et ne prônait que cela. Son fils cadet à du se marier précipitamment en plein hiver. Philibert le sensible avait cru bon glisser son costume tout neuf entre la couette en plumes, la couverture électrique thermostat 10 et l'édredon de 50cm d'épaisseur. 2h ont passé entre le sandwich de duvet et son retour de la salle de bain. Philibert soulève la couette et sous l'appel d'air tout s'enflamme. L'incendie sera maitrisé de justesse par les trois fils présents.
Il avait transféré tout son équipement de bourrelier depuis maison du village, à celle plus haut qui les accueillait depuis qu'ils étaient à la retraite. Le lieu dit se nomme "le calvaire". "C'est là où je vis mon second paradis" disait-il avec malice. Philibert aimait m'emmener dans son atelier. L'odeur y était incroyable. Cela sentait le cuir, le cheval, la terre, l'herbe, la graisse à entretenir la sellerie. Une 4 roues légère brancards levés croulait sous les harnachements; les équipements qui n'attendaient qu'une chose: reprendre du service.
Mais je dois vous parler de son jardin. Dans l'allée centrale il exposait sa 4l fourgonnette à l'agonie. Quand il a fallu mécaniser l'activité sous pression des industriels du lait et surtout de la PAC, les camions ont remplacé les chevaux. Il n'avait pas le choix, plus aucun paysan ne travaillait en dehors des quotas imposés. Il a été une victime de plus de cette mesure industrielle. Une pression en engendrant d'autres, sa famille et les commerciaux qui avaient vendu les camions de la même marque, l'avaient poussé à acheter une grosse Mercedes. "Tout le monde pourra partir en vacances avec les petits enfants" avait-il dit. Mais il n'était pas à l'aise avec cette voiture, pas plus que la tournure que prenait feu son métier. Il avait fini par s'acheter sa 4l d'occasion qui l'accompagnera jusqu'à sa retraite. Maintenant elle gît dans son jardin attendant la fin.
Philibert n'a fait qu'une infidélité aux chevaux: ce sont les pigeons. Il n'a plus la force de monter dans le pigeonnier, de nettoyer les fiantes. Il regarde le bâtiment vide avec nostalgie. Il truande un peu son monde, car en douce il va acheter des paquets de riz et des graines. Il nourrit les rares voyageurs qui viennent de l'extérieur. J'ai trouvé sa planque dans l'atelier, mais n'est rien dit à Gladys qui peste contre les volatiles.
Philibert n'a plus de force. Il y a moins de 50m de la porte de sa maison à sa serre. Son tunnel est unique car il y a d'un bout à l'autre des chaises pour qu'il puisse se reposer. Entre son perron et ces chaises dans sa capsule de plastique transparent, il a improvisé des bancs pour que tous les 10m, il puisse faire une pause. Gladys de 10 ans sa cadette bouillonne encore et est une femme active. "Qu'est ce qu'elle brasse" souffle t'il comme il aime à le dire. Entre lui et moi il y a cette table en formica surmonté d'une toile cirée aux couleurs criardes et il a cet geste avec la lèvre inférieur de faire un "pou" et immédiatement de sourire avant de verser sa larme. Nous nous sommes compris. Alors il se lève comme il peut pour fuir. Quand Gladys lui demande où il va, il répond dans un souffle court, aussi court que ce qu'il lui reste à vivre "Je vais regarder pousser les salades".
Philibert était le grand père de celle qui allait devenir mon épouse. Philibert m'avait adoubé. Non pas que sa petite fille eusse besoin de son aval pour m'épouser, mais cela comptait pour elle. Cette adoption était réciproque et je me dois d'aller au plus près de mes émotions encore totalement intactes, celles qui vous viennent du coeur. Nécessiter pour moi de trouver les mots les plus justes et beaux, lui qui n'était que lumière.

Et puis un jour Philibert n'a plus eu la force. Il n'a pas pu attendre que nous nous marrions. Il est parti 13 jours avant nos noces. J'ai tenu à écrire et à lire un texte lui rendant hommage pour ses funérailles. Par pudeur et respect à sa famille je ne citerai qu'un passage des mots inspirés par cet homme si touchant:
"
Si vous quittez le perron de sa maison pour vous rendre dans la serre de son jardin, arrêtez vous sous le cèdre bleu.
Oui celui là même qui n'est qu'à quelque mètres de votre point de départ.
Fermez les yeux .
Ecoutez ce silence.
Respirez le.
Goûtez le.
Peut-être sera-t-il brisé par le bruit d'ailes d'un de ses messagers, qui monte au ciel lui dire que vous pensez à lui
"
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About pierre1911

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2 commentaires :

  1. Merveilleux tout simplement, votre texte . Bonne continuation à toute votre famille et un bonjour du Sud Aveyron.

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  2. Très joli article. Lu dans mon lit d'une tour de Hong Kong avant de reprendre le travail après les vacances.

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